JULIETTE BOUTILLIER

JULIETTE BOUTILLIER

Metteuse en scène et écrivaine de théâtre : les spectacles


J'écris "Bag Ladies, Femmes aux sacs"

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(Photographie issue d'une représentation au Théâtre Varia de Bruxelles, comédiennes :  Helene Antoine, Karine Jurquet, Sonia Pastecchia.)

 

Avec l'aide d'une bourse d'écriture attribuée par la Fondation Beaumarchais, en 2001, j'écris le texte  Bag Ladies, Femmes aux sacs (que  je ne chercherais jamais à publier!!!!)

 

Ce désir nait d'une rencontre avec Gabrielle sur un banc de métro, entourée de sacs, lisant des journaux périmés ; assise à côté de moi, elle parle avec douceur du “ monde qui va mal ”. À chacune des fois que nous nous voyons,, dans les “ Mac Doland ” ou ailleurs, nous rions beaucoup. Elle dit que je lui apporte de la légèreté. Je n'ai jamais osé lui dire qu'elle m’apporte de la profondeur. J’ai continue à voir longtemps Gabrielle. Comme ça. Au début, sans savoir que j’allais avoir le désir de parler d'elle, d'autres et donc de nous. En aidant Gabrielle à porter ses sacs, j'ai découvert un autre quotidien: Gabrielle dans les rues de la ville, la journée, le soir, dans les lieux publics. A travers son errance, elle m'ouvre les yeux sur un monde que j' ignorais, bien que faisant partie intégrante de celui dans lequel j'évolue. C'est ce monde -ou plutôt cette vision du monde- à la fois si universelle et si impardonnablement subjective que j'ai eu envie d'écrire. 

 

Gabrielle ne ressemble en rien à certaines femmes clochardes que l'on peut rencontrer sur les trottoirs. Elle ne mendie jamais. Elle cherche simplement à rester anonyme au milieu de la foule, à faire ses "petites affaires", à avoir du temps pour se consacrer à ses prières. Le seul indice d'étrangeté qui peut frapper le regard d'autrui, susciter l'interrogation, sont ses sacs en plastique, bourrés et usés. Des amis me disent que des femmes partagent des situations de vie similaires à celles de Gabrielle au Canada. J'abandonne Gabrielle.  Je pars au Canada. Là-bas, j'apprends qu'on appelle les femmes comme Gabrielle, "BAG LADIES.

 

BAG LADIES Littéralement: femmes aux sacs.

Dans les hôpitaux psychiatriques où les patients n'ont pas d'endroit pour déposer leurs affaires s'est développée la coutume de lier deux sacs ensemble pour transporter les effets personnels. De là viendrait l'expression "Shopping bag ladies".

Dans les rues des grandes métropoles, des femmes marchent, avec comme seuls bagages des sacs contenant des objets usuels et d'autres plus dérisoires, vestiges de leur temps passé. Objets affectifs et véhiculant une mémoire. Inventaire disparate tels une cuillère en argent, un pot de crème de beauté, de la vaseline, une Bible noire protégée par une couverture en plastique, un carnet, un portefeuille avec de l'argent ou de la petite monnaie, un oiseau mort, des factures téléphoniques périmées. Elles récupèrent, achètent ou volent ces objets qu'elles trimbalent dans leurs sacs. Elles s'alourdissent pour sentir encore le poids de leur existence. Ces "femmes-escargot" transportent à l'extérieur, dans leurs cabas, toute leur maison.

 

Nocturnes bien souvent, elles arpentent la ville quand nous allons nous coucher. Elles errent de foyers en foyers, de rues en rues, de gares en gares, d'hôpitaux psychiatriques en hôpitaux psychiatriques.

 

L'errance n'est jamais un statut clair, et le vagabond, s'il existe, n'est jamais directement martyr ni assassin. Il n'est ni beau, ni sublime. 

"Par sa seule présence, c'est un fait, qui n'a fondamentalement pas besoin de parole. Juger, justifier, plaindre ne signifient plus rien. Le vagabond est un être des confins, un innommable, sa plus stricte définition. Aux limites du silence, il n'avoue rien, il est sans aveu."

(Extrait du "Vagabond et la machine". JC Beaune.)

 

A travers les témoignages de femmes sans abri, j’ai été touchée à la fois par le fond qui s’en dégage (une idée de perte et de « passeuses »), et par la forme (la manière avec laquelle ces femmes se racontent.)   

 

 A 12 ans, je vis moi-même une première fracture intime. Une empreinte à vif dans la chair. La marque d’un avant et d’un après. La disparition d’une mère.

Devenue adulte, je suis restée obsédée par la perte.Perte de tout ce qui me traverse avec fracas dans l’instant et qui va disparaître , tous les moments du quotidien dont je perds l’essence car la mémoire est volatile. Je cherche à garder des traces de cette réalité qui me pénètre de toutes parts et me touche mais dont je ne sais pas toujours quoi faire. Consigner dans des cahiers mes séismes internes et les petites choses récupérées et arrachées à la vie quotidienne : dans le métro, multitudes de gestes anonymes, regards dérobés, conversations volées, à la terrasse des cafés. Anecdotes. Toutes ces petites histoires qui forment la grande, répertoriées dans une sorte d’inventaire désuet à la Perec.

 

Ce qui m’a amené à m’intéresser aux bag ladies, c’est quelque chose qui à avoir avec la perte.

 

Qu’il s’agisse d’une perte morale, matérielle ou physique. Je me suis posée la question, à un moment : “ que reste t-il quand on a tout perdu ? ”En terme de reconnaissance et d’identité. A un moment où dans nos sociétés, on est encombré d’un trop plein matériel, médiatique et que l’on survit dans la surconsommation. Une des femmes, rencontrée au tout début (Gabrielle, à l’origine de cette aventure) m’a dit un jour ceci : “ j’ai appris à vivre, vous savez et à faire en sorte qu’en ayant rien, j’ai tout ” ; cela m’a fait réfléchir et me concernant, j’ai inversé la formule : “ j’ai appris à vivre vous savez, et à faire en sorte qu’en ayant tout, j’ai rien. ”

 

Les bag ladies ont élaboré, au sein de cette perte, des techniques de survie, une organisation “ autre ” du quotidien le plus trivial. Ainsi, l’ordinaire s’en trouve révélé

Mais je me suis rendue compte que ce qui restait, au-delà de tout, c’est     leurs petites histoires, leurs biographies, leur appartenance à une vie passée..  

Malgré et avec cette perte, ces femmes expriment surtout une réflexion sur le monde, duquel elles ont été exclu ou dont elles se sont exclues elles-mêmes.

 

Dans la vie ou sur un plateau de théâtre, j’ai considéré ces femmes, avant tout comme des femmes, mais aussi comme des passeuses :

Conservatoires de la vie quotidienne, archéologies du présent, ombres de tous les personnages-ombres, c’est à dire ombres de nous mêmes, les bag ladies ne sont pas tout à fait des ermites puisqu’elles ne s’isolent pas complètement du monde et des autres ; mais malgré tout elles vivent de leurs ressources intérieures. Ainsi, elles voient et peuvent encore témoigner de ce que nous ne voyons plus…dans leur survie, dans leur rapport à l’amour, à la solitude aux biens matériels, elles vivent en condensé, ce que chacun de nous vit.

Personnages polymorphes, en se révélant – elles nous révèlent aussi une partie de nous mêmes. Reflets de l’humanité, elles sont par essence théâtrales.

 

Pourquoi le théâtre, l’art de perdre et de retrouver la mémoire, ne deviendrait il pas un pays, pour ces voyageuses, le temps d’une représentation ?

Evidement, faire entendre ces paroles ne servira pas à améliorer concrètement leurs conditions de vie, par contre, comme le disait D.G Gabily « cela permettra juste le les envisager comme être, de leur rendre à chacun (es)un visage, une voix qui parle aussi au théâtre – et non au reality show – sans commisération, sans pathos, ainsi qu’ils/elles désignent le monde et nous dans le monde » (…)

 

 

Très vite, m’est apparue, de par la qualité de leur langue, le brio des attaques (Ellie : « Voici ce qui c’est passé »  ; Darian :« Je ne suis pas née. Je suis tombée du ciel »   Sally :« Tout ce que je possède sur cette terre tient dans des sacs »…), la force de la trame narrative, que ces témoignages pouvaient être considérés comme des textes théâtraux à part entière où l’oralité devenait écriture ; quelque chose de difficilement reproductible. 

 

Il a donc s’agit de reprendre la parole de ces femmes, comme expression première de leur lutte pour survivre, en essayant de la transformer le moins possible,par souci de leur être fidèle et surtout de véhiculer la dimension poétique que ces paroles recèlent très souvent.

 

Ne pas les trahir

Cela signifiait pour moi, couper le moins possible leurs témoignages, leur laisser un temps de parole suffisant. Ne pas créer des personnages en synthétisant plusieurs entretiens en un seul personnage. Sally, Ellie, Darian et les autres sont de vraies personnes qui existent ou ont véritablement existé. Quant à Gabrielle, je l’ai régulièrement rencontrée tout au long de ce travail de gestation.

 

Que signifiait encore dans mon travail leur être fidèle ? Il convient d’évoquer la source de ces matériaux. Dans la plupart des cas, il s’agissait d’interviews de femmes errantes rencontrées par des sociologues, souvent à la faveur de leur admission, fut-elle temporaire, dans un centre d’hébergement. A l’occasion de ces entretiens, elles évoquaient le parcours de leurs existences : ce qui les avait conduit là. C’était souvent les mêmes enchaînements de séquences, les mêmes événements qui revenaient : la misère dès l’origine, l’école quittée très vite, le travail sans intérêt, une vie conjugale qui échouait, éventuellement l’alcoolisme et la violence, la perte des repères familiaux, la perte d’un domicile, et l’évocation de leurs constantes difficultés avec la paperasserie et les soucis financiers.

 

Comment interpréter ces archétypes ? Sans doute existe-t-il des déterminismes sociaux. Mais on peut également suspecter les intervenants sociologues et assistants sociaux de coder le discours de ces femmes à partir de grilles de lecture conventionnelles. Enfin ces femmes jouaient-elles le jeu convenu avec leur interlocuteur en leur donnant à entendre ce que l’on attendait d’elles.

 

Aussi ai-je tenté de me constituer mon propre matériau en allant sur le terrain à la rencontre de ces femmes. J’essayais autant que possible de sortir du dialogue habituel qu’elles entretenaient avec les intervenants sociaux. Bien que je sois une personne dont ne dépendait pas leur situation sociale et financière, je fus bien acceptée et il me revient en mémoire toutes sortes de conversations souvent gaies et cocasses. Sentiment qui ne transpirait pas à la lecture de certains interviews avec les sociologues. Le document de base était bien fabriqué à la mesure de son utilisation : souvent déclencher une action sociale en la faveur des sans-abri, avec une volonté latente de victimisation de la part des interlocuteurs. Dans ces conditions à qui convenait-il d’être fidèle, aux femmes ou aux interlocuteurs ? Comment envisager une restitution de leur réalité ? Comment représenter cette vérité ?

 

A ces interrogations s’ajoutaient des difficultés inhérentes à la traduction.

La majorité des témoignages utilisés étaient en anglais, soit en provenance des Canada, soit du Canada. En outre, certaines de ces femmes d’origine étrangère s’exprimaient dans une sorte de sabir intermédiaire entre leur langue maternelle et l’américain. Rarement je fus confrontée à la traduction de termes triviaux, le plus souvent les expressions employées par ces femmes étaient simplement étranges : « je ne suis pas née » dit l’une d’elle. Etrange parce qu’étrangère, étrange parce que non conventionnelle. C’est pour ces raisons que j’ai opté souvent pour une traduction littérale, volontairement plus décalée et poétique. J’ai cherché à transmettre la beauté et l’incongruité de leurs paroles. Même dans la misère et le dénuement, les femmes escargots montraient une grande élévation et des interrogations métaphysiques. « Vous vous faites du souci pour moi et bien moi, je me fais du souci pour vous » déclare l’une d’elles.

 

Traitement de l’adresse.

Dans ces monologues frôlant parfois l’autoportrait, elles ne dialoguent pas forcément avec l’interviewer, ni avec elles mêmes, mais plutôt avec quelque chose de plus indicible et mystique : l’absolue. C'était une parole très ouverte…

 

 DEBUT DU SPECTACLE :

 

PREAMBULE

 

 

JULIETTE. (Assise à son bureau, en même temps qu’elle écrit, le texte se projette sur l’écran)

J’ai rencontré Gabrielle sur un banc de métro, entourée de sacs, lisant des journaux périmés ; assise à côté de moi, elle parle avec douceur du “ monde qui va mal ”. À chacune de nos rencontres, dans les “ Mac Doland ” ou ailleurs, nous rions beaucoup. Elle dit que je lui apporte de la légèreté, je n’ai jamais osé lui dire qu’elle m’apporte de la profondeur. J’ai continué à voir longtemps Gabrielle. Comme ça. J’ai raté notre dernier rendez-vous. J’ai perdu Gabrielle.

 

 

 

PART 0

 

DEAD DOG’S DON’T BITE

(CHIENS CREVES NE PEUVENT PLUS MORDRE)

 

 

SALLY.  Why do you look at me? You look at me too? Hey why do you look at me? Ah, you smile! Ya it's funny. Ya it's funny. Hey why do you look at me?Hey what's your problem? Nothing else to see? Okey. Okey. WHY do you look at me? AM I a monster? Why do you smile? 

 

Elle entrouvre son manteau et s'expose comme un animal de foire.

Hey man what's your problem with me? Am I a monster for you? Stop looking at me, okey!

 

ASSISTANTE NUMERO 1. Hey sister! Maybe he doesn't understand. 

 

SALLY.  Okey. But you understand me.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  Yes. Maybe english is not their mother language.

 

SALLY.  Okey. English , it's YOUR mother language.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  Yes. It's mine...

 

SALLY.  So. You can tell me where is the train for anywhere. Because I have to go. Okey.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  Yes okey but. But it doesn't seem that you are here to catch a train.

 

SALLY.  Hey, how can you say that? You don't know anything okey.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  I don't know. But. I would like to know.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Yes. We want to know.

 

SALLY.  (Paralysée...

 

ASSISTANTE NUMERO 1. First. What's your name?

 

SALLY.  Sally.

 

ASSISTANTE NUMERO 2. Sally, what's a beautiful name.

 

ASSISTANTE NUMERO 1. How old are you?

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  How old?

 

SALLY. About. About... 

ASSISTANTE NUMERO 1.  And where do you live?

 

SALLY....

 

ASSISTANTE NUMERO 1. I think you live in the street.

SALLY....

 

ASSISTANTE NUMERO 1. You live in the street?

 

SALLY....

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  Please Sally. There are a lot of people here listening to you.                                                                                       

 

ASSISTANTE NUMERO  2.Yes. We're here to listen to you. 

 

SALLY.  I just want to die, that's all.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.(A l’Assistante Numéro 2)Mademoiselle s'il vous plaît! Vous êtes prête? Traduisez. 

 

L’Assistante Numéro 2 traduit les propos de Sally et transcrit simultanément.

Bruits parasites de machine à écrire.

 

SALLY.  Excuse me. Do you have a cigarette? 

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Excuse-moi. T’aurais pas une cigarette. 

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  You can't smoke here.

 

SALLY. Hey you're borring me okey.

 

ASSISTANTE NUMERO  2.  Vous m'emmerdez, ok.

 

ASSISTANTE NUMERO 1. You were just telling us you want to die. What. Could you explain it  to me.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Vous venez de dire que vous voulez mourir. Pouvez-vous l'expliquer.

 

SALLY. (A son oiseau) Matthias. My favourite bird.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Matthias. Mon beau petit oiseau.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  Oh bird. What's the story of your bird.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Ô oiseau. Pouvez-vous nous dire quelle est l'histoire de vos oiseaux?

 

(Inscription : dead dogs don’t bite…)

Un temps.

 

SALLY.  No woman has suffered more than me.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Aucune femme n'a souffert comme moi.

 

SALLY.  And you don't know what suffering means, okey.

ASSISTANTE NUMERO 1.  Yes. We don't know.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Oui nous l'ignorons.

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  But we would like to know.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Mais nous voulons savoir.

 

ASSISTANTE NUMERO 1. Explain it  to us. Why do you...

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Qu'est-ce que la souffrance?

 

ASSISTANTE NUMERO 1. One fact.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Donnez un exemple.

 

SALLY.  Mister Siegel...That...You..must put in a jail.

 

Sa langue se syncope. Maugréments, balbutiements.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Monsieur Sigare, vous. Mettre en prison.

 

ASSISTANTE NUMERO 1. Please Sally,the show must go on. Explain it  to us. One fact.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Sally s'il vous plaît. Le spectacle doit commencer.

 

SALLY.  You want a fact. I give you one fact. Hey, you know mister Siegel. Mister Siegel is a big big man, full of money and he’s paralized. Hey 

  

Elle s'emballe et délivre des morceaux d'anecdotes. Bribes éparses où il s’agit  d'une cafétéria où on lui aurait demander de reposer un morceau de pain et où un certain Monsieur Siegel aurait voulu la faire enfermer. 

 

 

 

L’Assistante Numéro 2, feuille et  microphone à la main :  

ASSISTANTE NUMERO 2.  Rapport. Prénom: Sally. Âge: indéterminé… Dit qu’elle serait prête à raconter son histoire à n'importe qui, à la télévision, plutôt que de mourir dans la rue...   Tout le pays pleurera. Comment est-ce qu'une femme a pu être torturée comme ça, c'est incroyable. Déclare avoir vécu deux ans dans une cabine téléphonique du Hilton, sur la 34ème Rue... et un an dans les toilettes pour femmes de l'hôtel Martinique, et pouvoir le prouver! 

 

Citation de l’intéressée : Un matin, au Hilton, je suis descendue aux toilettes pour dames. Je me suis mise complètement nue et je me suis lavée. J'étais là, debout, et le directeur de l'hôtel est arrivé avec le détective... Je suis là, dans les toilettes, et je suis nue... Je me lave en chantant et puis... "Qu'est-ce que tu fais, Sally?" C'est le détective qui me demande ça. et il dit au directeur: "Je suis désolé, vieux, mais il faut que je la fasse enfermer!"

M'enfermer? Vous allez me faire enfermer?", je dis. "Y a des assassins dans les rues, des types qui tuent six femmes et qui s'en tirent, et c'est MOI que vous allez enfermer? Vous allez enfermer une femme parce qu'elle est nue et qu'elle se lave? Tout ça parce qu'elle n'a pas de toit?

 

 

SALLY.  Hey, what is she doing ?

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Hé qu’est-ce que vous faites ?

 

ASSISTANTE NUMERO 1.  Hey Sally. Sally. She is writing your story.

 

ASSISTANTE NUMERO 2.  Eh Sally, Sally. Elle écrit votre histoire. Elle écrit juste votre histoire…

 

 

PART 1

 

 

(Sur l’écran , film Super-huit muet en noir et blanc : Un vieux carnet sur un banc, des images en boucle d’une foule anonyme marchant. On ne voit pas les têtes. On n’aperçoit que des chaussures foulant le trottoir, des pantalons, le balancement des sacs à main et trouant ces images urbaines, des silhouettes de femmes aux sacs.)

 

 

 

JULIETTE. Paris. Trop regarder, éviter de regarder, il y a mille manières d'être obscène.   L'effet du regard posé sur l'autre dont on ne voit plus que la différence, la part manquante, l'anormalité. Aujourd’hui le 18 de ce mois, Einstein écrit si le rat avait eu la corpulence de l’homme, il aurait gouverné la terre. Le 18 de ce mois, j’écris alors qu’il fait froid et que le ciel pue. La doublure de mon manteau pendouille toujours aussi misérablement. Je n’ai pas pris le temps de la recoudre. Si j’écris le mot obscénité dans ce carnet, c’est parce que j’ai vu ce soir la petite catastrophe du quotidien. Dans le métro, en bas de chez moi, une femme vociférant, puante et hurlante, clocharde de son état. J’ai vu le 18 de ce mois, les passants ne plus s’arrêter de passer. Ne plus s’arrêter un instant devant la femme effondrée sur le quai. L'image d'une chienne agonisante en pleine ville aurait été plus insolite et inhabituelle qu'une femme tombée à terre. On essaierait de porter secours à l’animal . J’oublie qu’il n'y a plus de saints ou de démons. Il n'y a que la foule et moi dedans, enjambant le corps comme on passerait sur le ventre d'un cadavre. J’ai eu peur d’elle : Si j’avais osé la toucher, elle se serait réveillée d’un coup pour me sauter au visage. J’ai manqué de salive. Je lui ai simplement demandé: "Madame vous m'entendez?"

 

Un temps.

 

Dans le train Paris-Bruxelles.

Compter les arrêts. Ne me suis encore jamais exilée jusqu’ici. La sensation de distance m’échappe.J’écris ceci: qu'on habite un igloo, une cabane, un palace, le bloc d'une cité, ce qui nous réunit c'est l'espace privé, l'endroit où on peut laisser au sol un morceau de tapis, accrocher au mur des casseroles, une carte postale. On rentre chez soi comme on rentre en soi; une fois la porte fermée, les bruits disparaissent, la coquille nous protège du monde extérieur,  et nous permet de retrouver notre monde intérieur.

Je pense au théâtre : écrire leurs histoires en faisant défiler la procession de ces planètes exorbitées, une histoire du minuscule donc,l'histoire de quotidiens enchaînés

 Regarder. Chut. Simplement regarder. Pour ce soir, c’est tout.

 

PART 2

 

 

« GIVE YOUR DOG A BAD NAME AND HANG IT”

(INUTILE DE TRADUIRE…)

 

La comédienne Sally, va prendre la parole devant le miroir de sa loge en se maquillant pour se métamorphoser subtilement en une autre. Perruque, cigarette et sac à main. Elle essaie aussi plusieurs registres de voix.

 

 

JULIETTE. Rayna, Rayna, elle disait qu’elle n’aurait jamais du s’appeler Rayna. J'aurai du être Shirley. Et si j'étais un garçon, j'aurais du être Lou. J'aurai du m'appeler Lou. Mon problème c'est mon nom mais tu peux changer de nom n'importe quand, quand tu veux. Mon premier prénom c'est Mary, mon deuxième Rayna, mais Mary m'a causé des ennuis. Je le déteste. C'est pourquoi j'utilise Rayna maintenant et ça fait un petit temps déjà. J’aurais jamais du m’appeler Mary. 

 

RAYNA. Tu vois on nous donne de mauvais prénoms et ces prénoms nous figent.  

 OK, chéri ! On peut y aller !

 

Ce n'est pas dans mon habitude de parler. Peut-être que je parle trop mais rien à faire, on doit pouvoir s'expliquer. Je suis seulement allée jusqu'au septième grade. J'étais très stupide. Je ne sais toujours pas beaucoup de choses même aujourd'hui. J'ai eu une mauvaise maladie, une méningite de la moelle et on m'a enlevé de l'école. Je n'y suis jamais retournée. Après ça, à quinze ans j'ai travaillé dans une fabrique de cigares. Je les roulais comme des cigarettes.       

 

J'ai toujours travaillé. J'ai travaillé pour une dame riche dans la soixante dix septième rue. J'ai cuisiné pour tout le monde et tout le bazar. Tu sais huit ou neuf couverts. Elle donnait des réceptions deux fois par semaine. Elle me payait mais elle ne voulait rien savoir des signatures et de ma déclaration. Rien du tout. Ils vous disent qu'ils ont oublié comme ça ils n'ont pas de taxe ni de formulaire à remplir. Mais j'aime le travail ménager. Bon c'est tout ce que je pouvais faire à l'époque. Pourquoi c’est comme ça ? Tu ne sais pas ?C'était la crise chéri.   Je serai restée dans les travaux ménagers mais trimballer tout le temps tous ces papiers me rend malade. (Un temps)Bon, il faut qu’on s’explique. Rien à faire il faut qu’on s’explique.

 

 

OK chéri, tu sais ça je le connais mieux que personne parce que je suis dans la rue depuis plus longtemps que quiconque. En douze ans j'ai appris et j'ai vu. Je connais les bons, ceux que tu ne dois pas craindre. Mais j'ai peur. Tu vois, dans l'hôtel où j'étais ils nous donnaient de l'argent bien sur  MAIS ILS AURAIENT DU NOUS PROTEGER AUSSI. La plupart des gens dans cet hôtel étaient comme les pires de Rock land State Hospital. Je me suis rendue compte l'autre jour que là-bas ils n'avaient que mille lits mais nous, nous avons quinze mille de ces gens lâchés sur nous à New - York.

Pourquoi c’est comme ça ? Tu ne sais pas ? Et bien parce qu’un jour ils ont décidé d’ouvrir les portes de tous les hôpitaux pour soigner les fous à l’extérieur. C’était une bonne idée je crois parce que restée enfermé à l’intérieur rend encore plus zinzin mais voilà les docteurs eux ne sont pas sortis, ils sont restés à l’intérieur, alors…

 

Certains docteurs ont peu de jugeote et ils laissent toute sorte de cas descendre ici dans les hôtels à côté des drogués et des alcooliques.

 

(chuchoté)Dans mon hôtel, il y avait même des escrocs professionnels. D'accord j'ai oublié de fermer ma porte à clefs quand je suis allée aux toilettes mais j'avais oublié que je vivais avec de tels voleurs. Une fois dans l'ascenseur, deux escrocs m'ont suivi et m'ont dévalisé. Ils m'ont dévalisé dans ma chambre aussi. J'étais en train de dormir et quelqu'un est entré et je l'ai chassé. Je ne sais pas comment il est entré. C'était un déficient mental à cause du cancer et il avait des coupures partout. Lui et sa petite amie faisaient beaucoup de hold-up. Ils étaient tous les deux comme ça. Ils viendraient à l'intérieur chez toi, ils renverseraient ton matelas. Quand ils boivent ils cherchent de l'argent. Escrocs professionnels en plein hôtel! . Tu pouvais te faire dévaliser aussitôt que tu mettais le pied dehors. Je n'avais pas d'eau courante, pas de serrure dans la salle de bain, on pouvait même te surprendre par derrière. Il y avait des meurtres là, des démons qui volaient, tuaient et se droguaient. J'étais effrayée. J'ai entendu crier la nuit, une femme. Je ne sais pas pourquoi. L'endroit devenait mauvais mais on s'y habitue. Dès que je suis dehors la nuit, j'ai peur parce que je ne sais pas qui est derrière moi.  

 

Quand je n'ai plus d'argent, je mendie un café ou un beignet et je vis de ça mais je n'aime pas beaucoup mendier et j'espère que je n'aurai pas beaucoup à le refaire. Je ne taxerai même pas une cigarette. Quand je travaillais je n'aimais pas non plus que quelqu'un le fasse. Mais de toutes façons nous perdons tous notre fierté. Quand tu perds ta fierté, c'est la pire des choses. Personne ne croit que tu es bon à quelque chose. Quand je veux une pièce, j'en ai besoin et je la prends mais je dis aussi à tous ces gens dans la rue que je ne les reverrai peut-être jamais. C'est sûr c'est eux les chanceux parce qu'ils ont encore leur fierté.

 

 

JULIETTE. Cette nuit, cauchemar, je me réveille effrayée. Je vais devant le miroir, mon visage est devenu celui d’un homme, je ressemble étrangement à Bourvil : grand nez, petite bouche, je mesure 1 mètre 83. L’homme parle, il me dit ceci :

 

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07/09/2018
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J'écris " Je voudrais mourir tout de même un peu en ordre"

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Sous la demande insistante de Gilette Barbier qui avait interprété Gabrielle dans "Bag Ladies, Femmes aux sacs", je me consacre à l'écriture d'un monologue théâtral centré sur le personnage de Gabrielle (encore une fois je ne chercherais jamais à le publier!!!!!)

 

 

 l'origine de cette pièce : une double rencontre

A vingt-huit ans, je fais une rencontre incongrue dans le métro. 

 

J'ignore ce qu'elle a pu voir en moi à l'époque et ce que j'ai pu précisément trouver en elle.  Toujours est-il que je suis restée assise pendant longtemps sur cette parole libre, drôle et chaotique ; cette vision du monde à la fois universelle et impardonnablement subjective.  Puis, j'ai commencé à fantasmer un spectacle qui restituerait métaphoriquement l'univers de ces « femmes escargots », celles qui transportent à l'extérieur, dans leurs cabas, toute leur maison. (Aux Etats-Unis on les appelle des Bag Ladies - littéralement "femmes au sac" -).  Des paroles d'ermites que la société rejetterait et qui délivrerait au sein de leur survie et sur le monde, une parole dégagée de toute restriction, de valeur de jugement.  J'ai donc créé un spectacle : "Bag Ladies - Femmes ausac" qui évoquait la perte et dont la forme était plurielle et polyphonique. (Les représentations ont eu lieu au Théâtre Varia à Bruxelles en décembre 1999 et au Théâtre de l'Echangeur à Bagnolet en décembre 2002 et en janvier, février en tournées. )

 

Pour cette création, Gilette Barbier s'est emparée de la parole de Gabrielle, une des figures centrale du spectacle.  Les propos de ce personnage ont fait écho en elle-même. Dans la vision qu'elle a du monde et la façon qu'elle a de le raconter.  Le spectacle fini, elle m'a passé alors commande. Elle m'a signifié son désir de poursuivre, de ne pas en finir avec Gabrielle.  Cette obsession et sa fidélité m'ont touchée et m'ont à mon tour donné envie de restituer la parole de Gabrielle en un dernier portrait posthume et théâtral. 

 

Une mise en forme.  Un théâtre pauvre.

 

Il s'agirait donc aujourd'hui de trouver un lieu d'échange où la parole de Gabrielle se ferait entendre seule, dans une simplicité enfantine et candide, à l'image de l'humanité de Gabrielle.  Le politique n'est pas ignoré (par essence, exprimer un point de vue en est déjà un !) mais il n'en est pas le point de départ.  La genèse du désir s'ancre plutôt sur la restitution d'une rencontre et sur une recherche sur l'altérité et l'adresse immédiate.  La rencontre (c'est déjà beaucoup) doit se faire avec le public non au niveau d'un choc mais au niveau du théâtre en ce qu'il consiste en une assemblée librement réunie et prête à entendre une parole inouïe, avant toute chose, avant réflexion même.  Le lieu choisi pour cette rencontre théâtrale est l'espace où on mange et où on boit.  C'est une petite pièce pour une cafétéria.  En effet, en côtoyant dans un lit un corps endormi, on connaît peut-être l'autre.  Et c'est aussi en partageant un repas au gré d'anecdotes futiles et profondes qu'on peut passer de la nourriture à la nourriture spirituelle.

 

L'usage de cet espace ne se réduit pas à quelque chose d'intimiste ou de réaliste. C'est la chambre d'écho dans laquelle se fait entendre la parole dépouillée de Gabrielle.  Avec seulement les outils de la langue mais légèrement décalés.  Egalement, cela se traduit formellement par un décrochage d'avec la réalité. Car dans cette pièce, une partie s'inscrit sous la forme d'une vision. Un décor sonore (voix off d'enfants) évoque ce qu'il aurait pu y avoir mais qui ne figurera pas : un ciel, des ailes, un ventilateur, de la terre, des chutes. Ce qui pourrait s'entendre comme un geste artistique primordial qui signifie que nous sommes bien dans un lieu de représentation, au théâtre.  La protagoniste centrale elle-même en a conscience puisque Gilette, avant d'entamer le long monologue de Gabrielle s'exclame : « tiens, me voilà dans un théâtre vide et toute seule ! » Ce décalage prend ici l'aspect d'une parole fautive en liaison direct avec le sujet (Gabrielle) qui l'a inspiré. Dans une autre histoire, la langue pourrait être tout autre, excellente ou sublime par exemple. L'aspect fautif n'est qu'un moyen. 

 

Le défi serait de faire surgir cette parole sans parasitage de forme.

Il y aurait donc la fragilité d'une comédienne de soixante seize ans, assise à une table de cafétéria et s'emparant de la parole de l'autre qui en avait septante-cinq ans (en belge) au moment de la rencontre avec Juliette.  On parle de ciel, de dieu, de chaussettes à raccommoder.  De quoi parler d'autre ? Il faudrait que tout soit très simple, très bête au sens étymologique du terme, voir bestial.  Et dans ce portrait posthume, à travers une langue fautive, on se demande comment restituer une rencontre, une vie composée d'actes quotidiens et de survie.  Cependant cet aspect minuscule éclaire profondément nos vies de tous les jours. C'est quand on a tout perdu qu'on peut enfin retrouver une parole essentielle, celle des ermites, d'un Beckett, ou d'une Gabrielle...

 

DEBUT DE LA PIECE

 

En off, pendant l’installation du public, la vraie voix de Gabrielle

Puis, la lecture de sa biographie par Juliette.

 

JULIETTE (lisant) : En 1938, je fais la petite servante à Budapest, je suis nourrie. J’ai 18 ans. C’est justement l’année « Congrès d’Eucharistie » à Budapest. Et alors un jour, j’ai devant les yeux ce cortège innombrable de saints et de saintes, de vierges, de martyrs, de docteurs…Et quand je vois ce défilé, ce défilé grandiose, avec tous les grands de ce monde, en vêtements royaux, royaux : des hommes, des femmes, des religieux de diverses sortes, des mineurs, des écoles, des militaires et tous avec des insignes de leurs religions et qui prient et qui chantent avec des bannières et des statues…je me dis : « mais tous ces gens, ils ont perdu la tête !  C’est pas vrai, c’est pas vrai, et s’ils ont perdu la tête, moi aussi je veux la perdre ».

Et c’est alors que je me décide de me faire religieuse.

 

Mais on me cherchait pendant plusieurs mois, on me trouvait pas. La police ne me trouvait pas J’étais partie à Budapest, sans qu’on le sache à la maison pour retrouver Thérèse. Car on mourrait de chagrin, Papa et moi, d’avoir perdu notre petite sœur Thérèse. Et moi surtout, moi, je ne me retrouvais plus dans le monde. Je n’avais que ma sœur jumelle à qui j’ai vraiment aimée et que je me sentais indispensable d’être près d’elle.. Mais où ce qu’elle est ma sœur à Budapest ? Où ce qu’elle est donc je me demandais.

Finalement, j’ai pris les renseignements et j’ai allé à la maison des petites sœurs des Pauvres. Et je l’ai trouvée. J’ai retrouvé ma sœur. Et ce jour là c’était la visite de la Mère Provincia. Et la Mère Provincia, elle m’a reçu avec un bras ouvert, en disant aux sœurs que je lui faisais une très bonne impression. Et quand j’ai vu ma sœur et que j’ai eu passé un dimanche enchanté avec elle, j’ai dit  « mais moi, aussi je veux rentrer au couvent mais comment je vais avoir le consentement de Papa ? » ( Déjà, pour avoir le consentement pour ma sœur, Papa a dit qu’il préférait qu’elle aille se jeter dans le Danube.)

Il fallait d’abord que je me réconcilie et que je donne signe de vie. J’ai écrit à Papa : « Cher Papa. J’ai trouvé ma sœur, elle est très heureuse. Pardon d’avoir parti de la maison, pour la peine que je t’ai causé et moi aussi je veux rentrer au couvent ».

Et mon père, dans sa colère, il a répondu : « Ma fille, je sais en avance que tu ne restes nulle part, je te donne la permission, et va !. Mais je ne sais pas vous aider ni toi, ni ta sœur  avec un seul franc. ».Je n’en avais pas. Et on m’acceptait telle que j’étais.  

 

Oh, j’étais tellement heureuse. « Mais où ce que c’étaient, tous ces bons livres que je ne connaissais pas  Je retrouvais la Statue de St George, la Sainte Vierge, le Sacré Cœur. » Je voulais tout connaître. Tout avaler tout de suite !

Tout m’enchantait, les serments, les prières, le petit Dieu, tout m’enchantait, tout. Je ne faisais que pleurer de joie. 

 

J’ai rencontré ma sœur habillée en Novice et moi en Postulante pendant mes 6 mois de Noviciat à Nancy en France. Elle était de son groupe et moi j’étais de mon groupe. Elle était très aimée et proposée en exemple. Et à moi, on me faisait tout le temps des reproches. La maîtresse de Novice m’a dit que je ne savais pas obéir, que j’exagérai en tout… pourtant, en lisant la vie des Saints, je me rendais compte à quel point j’étais approuvée. J’ai fini le Noviciat au bout 18 mois. Donc j’ai passé la guerre là bas. C’était la guerre aussi en 41. Et pis après j’ai fait mes 5 années de vœux  Et après on rentre au grand Noviciat pour se préparer pendant toute une année à la profession perpétuelle. Mais ça, il faut pas trop le dire ! Et alors là, à ce moment là, on m’a dit : « Ta place est dehors parce que tu ne sais pas obéir ! Le Bon Dieu te mets à la porte »

J’en mourrais de  chagrin ! Ce qui me faisait plus de la peine, c’est de l’aimer quelqu’un et qu’il vous aime pas; c’est ça qui me faisait le plus de peine. Je retrouvais tellement d’incompréhensions, plutôt, pas d’incompréhension mais de l’indifférence de la part de ces sœurs qui ne me connaissaient pas. Je sentais que ces sœurs avaient le cœur glacé envers moi. Peut-être c’était pas vrai mais j’avais cet sentiment.

 

On m’a placée comme auxiliaire à Ostende et ça a duré 4-5 ans jusqu’en 1951. J’ai resté dans la congrégation, au même titre que les vieillards. Je mange avec eux, je dors dans le même lieu. J’ai un cache poussière noir et un voile noir avec une petite bordure blanche. Le dimanche l’infirmerie, le lundi, la buanderie, et les autres jours, je fais le grand nettoyage quartier par quartier, par mon propre chef. Et un jour, j’ai un point de coté très fort qui ne passe pas -  ça me prend parfois - et alors la mère supérieure m’a tout de même mis en observation à l’hôpital et là je vois les infirmières en tablier toute blanche, et travaillant au bout des doigts. Je dis : « mais qu’est ce qu’ils font ces gens, presque rien, ils sont bien payés et ils sont considérés et moi, j’ai fait plus que ça, beaucoup plus et je n’ai même pas un mot d’affection, de bonjour, une mot de gentillesse et que si une fois, je suis malade, je ne peux même pas être une fois malade ! Maintenant je sais ce que je veux faire de ma vie, je vais être infirmière ».Mais je ne savais pas ce que ça demandait, aussi bien du temps, de l’argent, de la scolarité, je n’avais ni les uns ni les autres…

 

Ça se passait en 51 et je suis allée à Bruxelles, j’avais 31 ans Mais je ne savais pas tout le mal qui m’attendait encore…Toutes les semaines, j’ai suivi des cours d’une institutrice, à expliquer ce que je devais apprendre pour passer l’ examen d’entrée. Mon papier était toujours là, dans ma poche et je l’ai étudié partout, partout. Je comprenais pas un mot des termes médical et comprendre ou pas comprendre, il faut que je l’apprenne par cœur.

Je ne savais pas ce que ça veut dire une « cellule » c’étaient tous des mots que j’ai jamais entendus. Et grâce à Dieu, j’ai tout de même réussi, en tout dernier mais j’ai  réussi. J’ai commencé à travailler comme garde-malade pendant deux ans en 53-54.  Et j’étais payée comme une infirmière, alors que j’étais que garde-malade. Après je suis devenue infirmière hospitalière. Alors je m’ai mis au travail jour et nuit, le jour et la nuit. Et après ça, encore 4-5 années de cours professionnels de pédicure manucure massage pour les hommes et les femmes.  Et après ça, j’ai encore suivi un cours de choses sociales.  Et alors à l’école, une infirmière qui travaillait Croix Rouge m’a demandé si je voulais pas dépanner un couple : Madame était mourante et Monsieur était malade aussi, et c’était sexuel…

 

Le petit père là, quand sa femme est morte, il voulait que je continue d’aller chez lui. La vaisselle, la lessive, le ménage, j’ai tout fait mais j’ai dit : « Cher Monsieur, je ne suis pas femme d’ouvrage, je suis hospitalière. Je le fais parce que je sais bien que vous n’allez pas encore payer quelqu’un. En 57,58 le fils ivrogne qu’il avait , un vrai bandit, a été expulsé de cet immeuble. Et le père pleurait. Il ne savait pas où aller , j’ai dit : « je vais m’installer, si vous voulez vous pouvez venir chez moi ».

Ça fait qu’il a habité 10 ans chez moi  à St Josse.  

Et quelle chance que je l’avais, parce que d’être en commerce toute seule…Eh dites, je recevais hommes et femmes. C’était mon ange gardien !

Je voulais avoir encore une autre maison plus grande pour en avoir plusieurs personnes. Bah oui, je n’aurais pas su ni vivre ni mourir sans ma maison de repos. C’était mon idéal de la vie Le petit père était contre. Il croyait que je l’aimerais moins. Parce que je l’ai gâté, pourri tellement, comme si c’était le père éternel dans ma maison. 

 

Mais Petit Père a toujours dit : « quand je serais crevé, tu feras ce que tu voudras ».  Alors quand il est mort en 68, y’en avait une petite maison de repos à reprendre et je l’ai repris à mon compte. Et vous savez tout était impeccable dedans, je voulais que tout soit à sa place, et mes tableaux et mes statues et tout…Un bijou.

Enfin, je l’ai eu. Mais fallait payer le loyer, payer le manger, je n’avais pas de rentrées.

Ça fait que j’ai été obligé de fermer. J’acceptais donc de capituler.

 

J’ai eu la visite de Papa. Il voulait absolument - c’était son désir avant de mourir - revoir ses deux filles, ma sœur religieuse Thérèse et moi. Alors, j’ai payé le voyage pour Papa, j’ai payé le voyage pour ma sœur. Et je voulais garder Papa pour toujours. Tous les jours, il disait toute sorte de vilains mots, qu’il ne veut pas rester ici  et patati et patata mais : « Papa, je veux tout te donner »  Il ne voulait pas, il ne voulait pas quitter sa maison, son jardin, sa Hongrie. Il a invoqué comme raison que j’ai pas de maison et j’ai dit : « Papa, si c’est ça qui te coûte, je t’achète une maison ». (Papa croyait que j’avais de l’argent mais je n’avais pas d’argent.)

Donc, j’ai du incliner, donc Papa était parti et j’ai eu une maison et dans quelle histoire que je me suis mise :

 

J’ai montré à Papa une vieille maison (c’était une vieille maison qu’on ne pouvait pas donner 1 franc dessus) et Papa qui ne voyait pas très bien,   il a dit : « si c’est autant, tu peux l’acheter, ça vaut autant que ça ».

Je suis allée chez le notaire pour la vente, j’ai attendu qu’on descende le prix de 350 000 et j’ai levé le bras. Et on m’appelle tout de suite pour signer. Je signe et il me dit : « Et l’argent ». Ah, mais je dis : « l’argent je ne l’ai pas ». « Comment, vous n’avez pas d’argent et vous venez acheter une maison ». « Mais vous l’aurez, vous l’aurez ! La caisse d’épargne va m’en donner ». (il croyait que j’avais à la caisse d’épargne)  Alors, il hurle avec moi le notaire : « Vous savez que toute votre vie, vous serez poursuivie et que vous devez payer, vous l’avez signé, vous êtes propriétaire ».

Je vais voir le monsieur de la caisse d’épargne: « C’est impossible de vous donner le prêt » il me dit « Monsieur, depuis des années, je vous apporte tous mes petits francs, francs par francs pour vous et pour mon livret.  Et j’ai maintenant une petite maison et j’ai besoin d’une toute petite quantité et vous ne voulez pas me donner » et en disant ça, je mouille toute moi, tellement que j’ai sangloté « Désormais vous n’aurez plus un franc de moi, même si j’en ai en abondance ». j’ai dit : « je les brûlerai plutôt, mais vous n’en aurez pas un franc ».

 

Pour finir, ils m’ont quand même accordé la grâce de me donner les 150 000 francs sur 15 ans. … je me mis à travailler carrément jour et nuit. le Petit Père souvent, il pleurait, il prenait sa canne et tapait « Tu vas arrêter travailler, tu vas te tuer au travail ! Mais tu vas aller coucher ! Mais il est 2 heures de la nuit ». Et en 2 ans, j’ai tout payé, parce que les choses, les intérêts, commençaient à monter. Et je suis rentrée dans ma maison  en plein hiver. Voilà, vous la connaissez à peu près ma vie, jusque là.

 

 

COMMENT LA RACONTER ?

 

 

GILETTE Le jour où elle s’est fait opérée de l’appendicite ? L’age de sa première marche ? La date de son certificat ?

J’ignore

sa date d’anniversaire. Par déduction, je pense qu’il s’agit de l’année 1920. En Hongrie. A la campagne, 

je suppose. 

ses lieux de passage. Ses endroits d’habitation. Aucune mairie dans laquelle elle se serait mariée. Aucun hôpital où elle aurait accouché. Ni l’un ni l’autre. 

 

Je ne sais rien de ce qui composait ses journées. Je pense seulement que des choses aussi banales que celles de remettre le papier toilette sur le dérouleur ou prendre le temps de badigeonner de rouge le genou écorché d’un enfant ou encore glisser la facture dans l’enveloppe, écrire une lettre d’amour, sourire dans la cabine d’un photomaton, aller au spectacle en fin de journée.. ont fini par devenir pour elle des actes complètement étrangers.

 

Comme lui étaient étrangères ce genre de pensées « Dès qu’il fait beau, j’ai envie de baiser. Comme les chiens ont envie de pisser ». « tiens, la fermeture d’une porte, un claquement et pourtant je n’ai pas entendu la porte claquer « 

 

Je ne connais pas le lit dans lequel elle a du mourir. Peut-être n’y avait il pas de lit.

 

Je ne possède aucune photographie. Ni ancienne, ni proche.

 

Je ne possède aucun objet qui lui ait appartenu. Une petite bouteille plastique qu’elle remplirait d’eau dans les toilettes des Mac Donnald. Elle disait Mac Doland. 

Elle disait « j’ai appris à vivre vous savez et à faire en sorte qu’en ayant rien j’ai tout ».

 

 J’aurais pu vous parler de bûcher, de voix divine, de défilé de hautes coutures mais avec elle je suis plus proche de la vie des anges que celle des hommes.

A propos, Wim Wenders se demandait comment les cheveux des deux anges ne devaient pas bouger au vent. Est-ce que moi je devrais porter un bonnet rose qui ressemblerait au sien ? Est-ce que je devrais m’exercer à parler avec un accent hongrois ?

 

Est-il déjà arrivé que des anges se posent ici ?  

Sur le dossier des fauteuils  ? Ou perchés sur les cintres ? En équilibre sur la bordure du comptoir de la cafétéria ? Dans le caniveau.  Prés de la porte d’entrée.   Ou bien ici, à l’intérieur, accrochés à la nuque d’un des spectateurs ? Parce que ça nous aurait rendu grand service à nous,, d’avoir des ailes. Une enfant se réveille chaque nuit en pleurant parce qu’elle n’arrive pas à voler. «   au ciel, on se déplace avec des ailes je suppose. Mais il faut croire que ça nous aurait pas été utile si nous n’en avons pas reçues. Imaginez : à tout moment, quelqu’un volerait ici ! C’est vrai : ça a son avantage mais ça a aussi son inconvénient. Quelqu’un viendrait tout le temps nous embêter du bout de l’aile. Au ciel en tous les cas, il est dit qu’on vivra comme les anges. Hommes, femmes et enfants seront égaux, n’auront pas de sexe. Tout sera parfait. Aussi sur que j’ai le bras, que j’ai les yeux que j’ai les oreilles, c’est aussi sur. Je n’y pense même pas. Je vis avec. »   Signée Gabrielle.

 

Ah, vous n’aviez pas encore entendu ? Mais si, la bonne nouvelle. L’ange qui annonce à Marie qu’elle deviendra la mère de Dieu. Avec le doigt levé comme cela, un petit peu. Il est venu lui, portant un lys. Le lys de l’Annonciation.

Oui,  elle s’appelle Gabrielle.

 

Gi - lette. Un L, deux T. J’ai perdu une aile dans ma fiche d’état civil au fur et à mesure que le temps a passé Gilette comme les lames avec Barbier en nom de famille comme le rasoir.  76 ans. Elle en avait soixante quinze au moment de la rencontre avec Juliette. Se dit « septante cinq » en belge.  

 

Et si Gabrielle était un spectacle ? et si le théâtre devenait le temps d’une représentation, un pays pour elle, alors il y aurait…

 

 

UNE VISION

 

 

(Juliette sème par petites poignées de la terre sur la plateau. La comédienne se prépare et va s’installer à une table. Pendant ce temps, en off, ce texte dit par des voix d’enfants) : 

 

Il y aurait

un ciel  

chargé d’ailes

de papillons, d’anges, d’hélicoptères.

 

Un écran   projetterait des images d’enfants peut-être

des bêtes à carapace – des escargots des tortues - , un ange, un cheval de corbillard sans son plumeau noir, une carte postale, un chariot, des oies, des  journaux périmés, une marguerite , une photo d’elle en communiante, des myosotis, des plans de villes et de métro, des lys, des pages blanches.

 

On accrocherait un foulard qui flotterait, près d’un escalator

un ventilateur à piles sous un voile transparent   léger

Les enfants souffleraient des bulles de savon

Lanceraient des avions en papier et des nuées de sachets en plastique blanc

 

Comme si de rien n’était.

On assisterait à un enterrement. Œdipe et son mal aux pieds, Icare et ses ailes brisées, Achille et son tendon douloureux, ils creuseraient un trou pour y déposer le corps de Pan le dieu de la nature. 

 

Sur le sol en terre battu des morceaux de glaçons, de branchages, de briques, de béton, de toile, de verre, de carton – tous les restes des igloo, des cabanes, des palaces, des bloc de cité, des armatures de tentes    

 

Les chevilles des actrices seraient fatiguées. Entorses banales, fractures graves, bandages serrés, souliers usés, tout le monde mourrait par les pieds 

 

Une comédienne aurait le pied dans une flaque d’eau et un arrosoir se viderait dans un bassin.  

Une autre à l’ourlet défait répandrait de la terre sur le sol et la jetterait comme une semeuse. Cela ferait un tout petit bruit. Plic. Plic. Plic 

 

le bruit de la corde à linge de la laisse du chien une comptine hongroise le bourdonnement du frelon le vrombissement des sèche-mains dans les terminus de gare le glissement sur la plaque de verglas le piaillement des oiseaux en cage et des milliers et des milliers de tonnes de tomates d’oranges déversés dans les immondices les chutes d’eau dans l’escalier les lettres qui s’échappent des boîtes aux lettres un sparadrap qui se décolle et tomberaient, tomberaient les gens, chuteraient les ordres, les crachats de glaires et de pierres, les insultes, les tempêtes de plumes. Parfois la pluie.

 

 

Et très lentement, Gabrielle. Une chaussette trouée elle prendrait un œuf en bois et le ferait tomber dans la chaussette et  raccommoderait  « tiens, me voilà dans un théâtre vide et toute seule »  ....

 

Pour écouter la véritable voix de Gabrielle, c'est ici :

https://www.mixcloud.com/Julietteb/la-voix-de-gabrielle/

 

 


07/09/2018
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